LE LANGAGE EST-IL NATUREL OU CULTUREL ?

INTRODUCTION

Pour débuter, donnons une définition du langage. On dira que le langage, c’est la faculté qu’a l’homme d’exprimer ses idées, ses pensées par des signes vocaux (PS: il existe un langage gestuel avec des signes visuels pour les sourds-muets, mais nous allons pour traiter cette question parler du cas le plus courant, c’est à dire du signe vocal ou mot).

Le langage est-il naturel ou culturel ? Cette question revient à se demander si le langage est inné (naturel) ou acquis (c’est à dire culturel).
L’homme vient-il à la parole de manière naturelle, ou cela dépend-il du contexte culturel, social ? Avant d’aller plus avant dans la résolution de cette question, il est intéressant de noter qu’en philosophie, dans une question, lorsqu’on retrouve les termes  « naturel » et « culturel », on peut pratiquement tout le temps faire les associations suivantes :

Si quelque chose est naturel à l’homme , en général, cela signifie que c’est inné, si cela est inné, il en découle que c’est également universel.

– Si quelque chose est culturel chez l’homme, cela signifie que c’est  un acquis, si cela est acquis; alors il y aura diversification selon le contexte socio-culturel.

Suivant ces remarques préliminaires, nous pourrions penser qu’au premier abord le langage est naturel. Pourquoi ? Parce que nulle société n’échappe au langage. Partout, sur Terre, quelque soit la culture, les hommes parlent.
Le langage serait donc l’institution la plus suivie par le genre humain; par institution, nous entendons un ensemble de conventions établies par la coutume.
Si à cette question, nous avons donc tendance à répondre spontanément que le langage est naturel; c’est que comme le dit F de Saussure dans son Cours de Linguistique Générale : « La langue, à chaque instant, est l’affaire de tout le monde ». F de Saussure est le fondateur de la linguistique à la fin du XIXème siècle. La linguistique est l’étude scientifique  et comparative des langues, considérées dans leurs principes (quels sont les sons privilégiés dans telle ou telle langue), dans leurs rapports (parenté des langues entre elles), leur évolution dans le temps (on ne parle plus, par exemple, le français comme il y a cinq siècles); mais aussi leur évolution dans l’espace (par exemple, le latin qui s’est décliné différemment en Italie, en France, en Espagne , au Portugal).
Le  langage paraît donc être naturel à l’homme, dans la mesure où c’est une donnée sociale universelle. Voici encore ce que nous dit Saussure à ce sujet : « Sur ce point, on ne peut établir aucune comparaison entre les langues et les autres institutions. les prescriptions d’un code, les rites d’une religion, les signaux maritimes, etc … n’occupent jamais qu’un certain nombre d’individus à la fois et pendant un temps limité. La langue, au contraire, chacun y participe à tout instant, et c’est pourquoi elle subit l’influence de tous« . Ce qui frappe donc d’emblée notre regard, c’est l’universalité du langage. Or, qui dit universel, dit naturel .

PREMIÈRE PARTIE : LE LANGAGE SERAIT PLUTÔT NATUREL.

Premier argument : l’origine du langage serait naturel.

Le langage paraît, en effet, naturel, car répétons-le, tous les hommes parlent quelque soit leur culture, la société dans laquelle ils évoluent. Cette universalité du langage nous suggère alors que ce doit être dans la nature même de l’homme que se situe l’origine du langage. Un philosophe qui s’est penché  sur cette origine naturelle du langage dans l’homme, c’est J.J Rousseau dans son ouvrage : Essai sur l’Origine des Langues.

Rousseau, évidemment nous dit qu’il est impossible de dire qui a inventé le langage, car cela remonte à la nuit  des temps. Par ailleurs, si les hommes étaient répartis en plusieurs tribus vivant en autarcie, il n’y a pas eu un inventeur, mais plusieurs inventeurs du langage.

Ce qui fait donc que l’on a aucune certitude sur la naissance du langage, et que pour résoudre cette énigme, il va falloir faire des hypothèses issues de la Raison, c’est que :

1) La naissance du langage remonte à la nuit des temps.

2) Le langage oral a existé bien avant le langage écrit, donc on ne peut pas avoir de témoignages exacts et précis sur ce qui a pu vraisemblablement se passer.

Rousseau dans son Essai sur l’Origine des Langues raisonne pour essayer de reconstituer comment vraisemblablement a pu naître le langage. Car comme dit Rousseau, le langage est maintenant une institution organisée avec sa grammaire, sa syntaxe (ordre des mots dans la phrase), son orthographe, son dictionnaire, mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Et la thèse essentielle de Rousseau est la suivante, c’est que l’homme a commencé à parler non sous l’empire de la Raison, mais des passions, des sentiments.
Pourquoi justement le langage au départ ne serait-il pas issu de la Raison ?

Parce que pour avoir une Raison, il faut penser et que pour penser, il faut un langage.

À l’origine donc, les hommes ne possédant pas le langage, ne pouvaient pas réellement penser, et donc être dotés de raison. C’est pourquoi, il est impossible, comme le dit Rousseau, que le langage soit né de la raison, car au début de l’Humanité, l’homme dépourvu de réel outil linguistique ne pouvait justement raisonner et  se dire par exemple : « Et si nous nous mettions à créer le langage », car pour formuler ceci, il faut déjà un langage élaboré, ce qui est impossible à l’origine des temps. Aussi Rousseau en toute logique, pense que ce sont les sentiments, les passions qui sont à l’origine du langage.
Mais Rousseau rajoute aussi par ailleurs que le langage humain n’est pas issu du besoin. Car les animaux,, ont, eux aussi des besoins, et ce n’est pas pour autant qu’ils ont développé un langage, mais tout au plus une communication se limitant aux besoins vitaux. C’est pourquoi Rousseau déclare : « Si nous n’avions que des besoins, la langue du geste nous suffirait ». Si nous n’avions eu que des besoins, nous nous serions limités à une communication sommaire. Le langage ne trouve pas son origine dans le besoin, mais dans la passion, les sentiments. C’est pourquoi d’ailleurs Rousseau déclarait : « Les besoins dictèrent les premiers gestes, les passions arrachèrent les premières voix ». Autrement dit, pour Rousseau, quant à l’origine du langage, il est pratiquement certain que :

1) La raison n’est pas la cause originelle du langage. Puisqu’elle même est la conséquence du langage !

2) Les besoins ne sont pas non plus les causes premières du langage.

DONC LA PAROLE NOUS A ÉTÉ ARRACHÉE PAR LES PASSIONS, LES SENTIMENTS.  Et pour Rousseau, la source essentielle du langage est le rapprochement entre les deux sexes. Hommes et femmes, depuis la nuit des temps, ont du vouloir faire comprendre « leurs intentions sentimentales » par des sons amicaux et de bienveillance. L’origine du langage, selon Rousseau, n’est donc pas la raison, mais le cœur. Et comme partout sur Terre, les hommes éprouvent des sentiments, des passions, il n’est pas étonnant  que le langage soit universel. Le langage est universel car partout l’homme a un cœur.

Mais pour Rousseau comme les premiers motifs qui firent parler les hommes sont les passions, les sentiments, c’est le langage figuré qui fut le premier à naître. Selon lui, le sens propre des mots fut trouvé en dernier. l’exactitude au niveau de la parole n’était pas ce qui était recherché à l’origine. Pour illustrer ceci, Rousseau dans son Essai sur l’Origine des Langues prend l’exemple suivant : un homme sauvage des premiers temps se promène seul dans la forêt, il aperçoit des hommes étrangers à sa tribu. Comme il est effrayé par ces êtres humains inconnus, quand il revoit ses congénères, il leur dit dans son langage primitif qu’il a vu des géants. C’est après réflexion seulement que cet homme les nomme tels qu’ils sont (de simples êtres humains comme lui).

Cet exemple semble d’autant plus vraisemblable que dans de nombreux récits très anciens (notamment ceux de la civilisation de Babylone, Ur, environ 4000 ans avant J-C), on retrouve des récits de géants, également dans la Genèse au niveau biblique. Le langage, s’il est issu des sentiments, des passions a du naître extrêmement tôt. Il est bien évident comme le précise Rousseau, qu’au départ le langage avait une certaine primitivité. Les tours des premières langues devaient être à l’origine  tout en images, en sentiments . Les mots devaient avoir peu d’articulation. Au lieu d’argumentation, on avait des sentences. Les langues des premiers âges devaient présenter énormément d’irrégularités. Mais à mesure que la société s’est développée; comme le précise encore Rousseau, les besoins se sont accrus, les lumières se sont étendues : le langage est alors devenu plus juste, plus exact, moins passionné. Le langage, aujourd’hui s’adresse davantage à la Raison, mais à l’origine, il n’en était pas ainsi car il avait sa source dans le cœur.
Le langage a donc bien un aspect naturel, son origine réside dans le cœur.

Deuxième argument : Le langage serait naturel car partout l’homme éprouve le besoin de communiquer avec ses semblables.

La preuve de ceci, c’est que si on ne trouve pas dans toutes les langues le terme « je », on a par contre partout un terme pour désigner l’autre, l’équivalent de notre « tu » en français, du « you » anglais. Il y a des pronoms personnels dans toutes les langues. Et s’il n’existe pas de pronom personnel à la première personne du singulier partout (comme le « je » français)  pour désigner le locuteur lui-même, il existe partout des pronoms personnels pour désigner l’allocuteur (comme le « tu » ou le « vous » en français). La conscience de soi n’est, en effet, possible que si elle  s’ éprouve par contraste.
L’universalité du pronom personnel pour désigner l’allocuteur est la preuve qu’il est naturel pour l’homme de parler, car partout il y a le besoin de communiquer avec ses semblables.

Cependant, par certains autres aspects, le langage paraît plutôt culturel.

DEUXIÈME PARTIE : LE LANGAGE A CEPENDANT DES ASPECTS CULTURELS.

Premier argument : la diversité des langues montre bien cet aspect culturel du langage.

S’il y avait une langue vraiment naturelle, elle serait universelle. Rousseau justement va dire que la seule langue naturelle et universelle est celle des bébés avant de parler : « Toutes nos langues sont des ouvrages de l’art. On a longtemps cherché s’il y avait une langue naturelle commune à tous les hommes. Sans doute, il y en a une, c’est celle que les enfants parlent avant de parler« . Les recherches linguistiques actuelles mitigent cette appréciation de Rousseau.
Des linguistes, en effet, ont enregistré des cris et vagissements de bébés à un niveau international. À partir de trois mois, tous les enfants du monde entier vont exercer leur organe phonatoire avec des sons extrêmement variés et quasiment prononcer tous les sons possibles existants. Par contre, dès l’âge de six mois, les enfants bien que ne parlant pas encore, vont  émettre des sons qui correspondent surtout à ceux existant, prédominant dans leur langue maternelle. Autrement dit, dès l’âge de six mois, même pour le bébé qui ne parle pas encore, on a déjà une spécialisation des sons, un conditionnement auditif du au bain linguistique dans lequel il est plongé.

Autrement dit, l’aspect culturel du langage est omniprésent dès le plus jeune âge.

Deuxième argument : Ce qui montrerait également l’aspect culturel du langage; c’est qu’il reposerait toujours plus ou moins sur la convention (donc, sur la coutume).

Certains philosophes comme Leibniz se sont élevés contre l’idée qu’il y avait de l’arbitraire dans les mots. Pour Leibniz, il y a quelque chose de naturel dans l’origine des mots, un rapport entre les choses et les sons.
Leibniz, pour soutenir sa thèse prend l’exemple du mot vent dans les systèmes linguistiques indo-européens : ( wind en anglais, vent en français, viento en italien…).

Pour Leibniz, la sonorité en « v » choisi pour désigner cet élément n’a pas été faite au hasard, car le « v » est sensé quelque part imiter le mouvement de l’air. Voyons si la thèse de Leibniz sur cet exemple précis tient toujours sur ses assises avec des systèmes linguistiques totalement étrangers aux langues issues de racines indo-européennes. « Vent », en japonais, par exemple, se dit « kazé », et « vent » en arabe se dit « toz ». La sonorité en « z » retranscrit elle aussi de manière imagée le mouvement de l’air.

Par rapport à la thèse de Leibniz, il y aurait un rapport naturel entre les choses et les sons sensés les désigner, mais on a la thèse totalement opposée celle de Saussure.
Pour Saussure, le mot n’a aucune attache avec la réalité. Ainsi, selon lui, il n’y a aucune raison véritable de préférer « sœur » à « sister ». Qu’en penser ? Comment faire la part des choses entre deux conceptions totalement opposées ?

Pour faire la part des choses, prenons le cas bien particulier des onomatopées. Une onomatopée est un mot suggérant ou sensé suggérer par imitation phonétique la chose dénommée, le mot imitatif lui-même (par exemple : boum, vlan,vroum-vroum, glou-glou, tic-tac…) Mais ces onomatopées ne sont pas universelles, elles varient d’un système linguistique à un autre. Les onomatopées sont donc des imitations approximatives  et déjà à demi-conventionnelles.

Prenons le cas de l’onomatopée du cri du chien ; en français, on dit qu’un chien fait « wouaf-wouaf », en allemand, le cri du chien se traduit par « wau-wau », pourtant les chiens jappent partout de la même manière !

Il en est de même par exemple pour le cri du coq, en français, on dit qu’il crie « cocorico », mais en allemand, il fait « kakarakak »! et en anglais, il s’égosille en disant « cocodidou! »

Autrement dit, chaque communauté linguistique perçoit les sons à  sa manière. Les onomatopées puisqu’elles varient d’une langue à une autre, montrent bien que dans tout mot, il y a une part d’arbitraire.

Cependant, même si le mot est arbitraire, comme l’a montré F de Salissure, il peut être plus ou moins motivé. Un mot est motivé quand dans une certaine mesure, on choisit tel ou tel son pour une raison précise. Par exemple, prenons le mot « biologie » créée au XIXème siècle, avant on parlait d’ « histoire naturelle ». Ce mot a été forgé à  partir de racines grecques: bio et logos. Bio en grec ancien signifie « vie », et « logos » est un concept assez vague en grec ancien désignant à la fois le savoir,, la science, mais également le verbe. Étymologiquement, « biologie » signifie donc « science de la vie ». Le mot n’a pas été inventé au hasard, il est donc motivé.
Prenons un autre exemple, le mot « démocratie », ce mot est lui aussi composé de racines grecques : « demos »  et « cratos ». Étymologiquement , démocratie veut donc dire le « pouvoir par le peuple ».

Mais ces mots, même étant motivés, ont quand même une part d’arbitraire, car pour désigner la vie, les grecs auraient pu choisir d’autres syllabes que « bio ». Dans tout mot, il y a donc une part de convention, et donc de culture. Quand bien même un mot cherche à être imitatif, il aura toujours un aspect culturel, et donc relevant de la convention.

CONCLUSION

Le langage peut donc être maintenant défini ainsi, comme le faisait Saussure: « un système de signes« . Un signe est l’association d’une image acoustique (son) et d’une représentation mentale (concept). L’élément acoustique est le signifiant. L’élément mental est le signifié.
Et ce qui est toujours quelque part arbitraire, c’est le rapport du signifiant au signifié.
Le système désigne ici la grammaire, la syntaxe. Les hommes quand ils parlent doivent suivre un certain système ou normes codifiées, car si on se mettait à parler en employant les mots dans n’importe quel ordre dans les phrases, ou si encore, on ne respectait pas les règles de grammaire, il serait impossible de se comprendre entre interlocuteurs. Le langage n’est donc pas qu’un ensemble de signes comme le précise Saussure, mais « un système de signes ».
On peut conclure en disant que les langues sont culturelles, mais que le langage qui désigne une faculté de l’esprit (faculté d’exprimer sa pensée par des signes) est naturel.
Le langage est naturel, les langues sont culturelles.
Les capacités linguistiques sont innées, mais s’il n’y a pas une éducation culturelle, l’acquisition d’une langue, cette capacité reste virtuelle ( comme avec « les enfants sauvages »).
Cette capacité innée (donc naturelle) ne se développe que progressivement par l’acquisition d’une langue, par le biais de l’éducation de l’enfant et de son contact linguistique avec les humains qui l’entourent (aspect culturel du langage).
La capacité linguistique a beau être innée (seul le cerveau humain est capable biologiquement de cette faculté de langage), elle ne se développerait pas si l’enfant restait isolé.

On peut donc maintenant bien discerner la différence entre les termes langue, langage et parole.
Le langage est la faculté générale propre à tous les hommes d’exprimer leurs pensées par des signes.
La langue est le code linguistique propre à telle ou telle communauté (comme le français, l’anglais, l’allemand …). La parole est l’appropriation par un individu de cette faculté naturelle par  tel ou tel code culturel.
Il y a donc le langage, il y a des milliers de langues, et il y a sur Terre plus de sept milliards de paroles.

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